La force du nom : un cas de faux (entre les Auteurs déguisés de Baillet et les Mensonges imprimés de Voltaire)

Speaker: Kate Tunstall

Kate Tunstall commence son exposé en insistant sur l’importance de la question du « nom » pour les travaux du groupe Agôn. Il peut s’agir du nom d’auteur, de nomenclatures scientifiques, etc., toutes préoccupations mettant en jeu la question de l’anonymat. Dans ce contexte, les Auteurs déguisés de Baillet constitue l’un des premiers textes traitant du faux littéraire. Plus particulièrement, l’exposé de ce jour s’intéresse au Testament politique de Richelieu. Le faux constitue un appel puissant à la dispute : Voltaire parle à ce propos de « mensonge imprimé ». Cette dispute, toutes les disputes tournent aussi autour de l’usage du nom propre, du statut du nom propre, de l’attribution d’un nom, de l’institution capable de légitimer un texte, etc. 

  1. La force du nom : Baillet : des Satyres personnelles aux Auteurs déguisés

 Dans une querelle qui l’oppose à Gilles Ménage, Baillet développe l’idée d’un genre « anti » : il en donne l’histoire dans ses Satyres personnelles : anti-catholiques protestants, anti-protestants, anti-protestants protestants, anti-Machiavel, etc. Ses satyres sont l’occasion de montrer que Ménage aura affaire à une armée d’avatars de Baillet. En 1690, paraît les Auteurs déguisés, une véritable histoire du pseudonyme, comme l’indique le sous-titre : Sous des noms étrangers, empruntez, supposez, feints à plaisir, chiffrez, renversez, retournez, ou changez d’une langue en une autre. Le privilège est attribué à A.B. C’est l’image du spectre, qui apparaît dans le contexte de la philologie humaniste, que Baillet applique au texte, pour définir le « pseudo-texte ».  

  1. Du nom et de l’ombre : du pseudonyme au faux dans les Auteurs déguisés

 La Renaissance avait été une période fascinée par le spectral par l’idée de faire « revivre les illustres Morts de l’Antiquité », et de déterrer leurs ouvrages… Pour Baillet, les Imposteurs « ne manquèrent pas de profiter de la passion que le Public témoignait pour voir ressusciter ces morts par le bénéfice de l’Imprimerie » (p. 213). Dans le faux, l’ouvrage ne vaut pas autant que le nom ; dans le plagiat, le nom ne vaut pas autant que l’ouvrage. Plus loin, Baillet identifie les « Brucolaques » ou « Faux ressuscités » : « ce que nous estimons être fabuleux à l’égard des Brucolaques, s’est passé réellement à l’égard de cette espèce d’Imposteurs, qui ont cru que sous les noms spécieux des Auteurs véritables, et sous l’apparence de quelques restes de leurs ouvrages, ils pourraient nous imposer en toute assurance » (p. 215).  

  1. La force d’un nom, la voix d’une ombre : Richelieu

 Le Testament politique du cardinal de Richelieu (Amsterdam, Henri Desbordes, 1688) vise à prolonger l’influence du Cardinal sur la France. Il est dénoncé immédiatement  comme un faux. Mais au-delà, il marque la formation de différentes conceptions de l’auteur. La dispute est lancée en 1749, par Voltaire, dans ses Mensonges imprimés, publié avec  Sémiramis. Voltaire est alors membre de l’Académie (depuis 1746) et historiographe du roi (depuis 1744). Il s’agit de sa part d’une opération destinée à attaquer le règne de Louis XIII ainsi que les imprimeurs hollandais qui commercialisaient des faux, ainsi que de justifier son poste d'historiographe au moment où il risque de le perdre (ce qui arrivera en 1750) . Le testament politique est un grand succès de librairie (Amsterdam, Henri Desbordes, 1688 x4, 1689 x2, 1690, 1691, 1696, 1708 x2, 1709 x2, 1738) et marque la naissance d’un genre.  

  1. Le testament politique comme genre littéraire

 Ce genre est marqué par la publication de testaments politiques des figures marquantes du siècle, Colbert, le marquis de Louvois, Charles, duc de Lorraine, Vauban, Mazarin, Alberoni, maréchal duc de Belle-Isle, et même Voltaire (1771). S’ensuit, nécessairement, un jeu de dénonciation ou d’authentification des faux. Voltaire écrit dans ses Mensonges imprimés : « Nous avons vu les testaments des Colbert et des Louvois, donnés comme des pièces authentiques par des politiques raffinés qui n’étaient jamais entrés seulement dans l’antichambre d’un bureau de la guerre ni des finances. Le testament du cardinal de Richelieu fait par une main un peu moins mal habile, a eu plus de fortune, et l’imposture a duré très longtemps ».  

  1. La dispute entre Voltaire et Foncemagne

 Voltaire reçoit deux réponses : Léon Ménard, Réfutation du sentiment de M. de Voltaire (1750) et Lettre sur le Testament politique du cardinal de Richelieu (Paris, Le Breton, 1764). La querelle avec Foncemagne dure quinze ans. Pour Voltaire, le nom de Richelieu a exercé un pouvoir certain sur les gens. Pour Foncemagne, il est certain que les « noms » sont au cœur de l’affaire, et il utilise une méthode d’analyse qui rappelle les ateliers d’artistes pour démontrer l’authenticité du testament : Richelieu a supervisé un travail qui est celui de nombreux secrétaires dont le nombre est, paradoxalement, la garantie de l’authenticité. Foncemagne renverse l’image de Baillet, d’appropriation du cadavre pour voir dans le faux une torture insurmontable : « à quelle torture faudrait-il que ce faussaire eût mis son esprit, pour parvenir à se dépouiller tellement de lui-même en écrivant, qu’il ne lui échappât jamais rien de ce qui eût pu le faire reconnaître ; et pour se pénétrer si intimement des affections secrètes de celui dont il empruntait le masque, qu’à chaque page nous sentissions, nous vissions le Cardinal de Richelieu » (Lettre, p. 73). Pour Voltaire, à l’inverse, signer du mauvais nom, c’était signifier son larcin : « S’il ne l’a ni écrit ni dicté, il n’est donc point de lui ; et celui qui l’a signé d’une manière dont le Cardinal ne signa jamais, n’était donc qu’un faussaire. Nous n’en voulons pas davantage ; se trompera qui voudra ». En conclusion, Kate Tunstall tire plusieurs enseignements de cette dispute :  le rôle de l’imprimerie dans de telles disputes, l’insuffisance de la thèse des compilateurs, l’impossibilité de prouver que le manuscrit est de Richelieu, le fait que les archives ne prouvent rien, et enfin que le statut du texte qui fait qu’il s’agit ni d’un faux ni d’un apocryphe. Plus généralement, on peut distinguer divers usages du nom propre, du pseudonyme et de l’allonyme à l’ère de l’imprimé : des actes de publication, des actes d’agression et des actes d’usurpation d’autorité. On voit se dégager la volonté des savants de ne pas laisser circuler des ouvrages sans nom.