Lunch Seminar (4): La dispute d'Orphée Rameau avec Euclide Castel

Intervenant: Rosalind Holmes Dufy.

Compte-rendu par Jean-Alexandre Perras.

Dossier

Lettre à Mr Rameau

Lettre à Mr Rameau par le Père Castel

La période concernée par cette querelle est la moitié des années 1730. La lettre du dossier est datée du mois de juin 1738.

Cette querelle implique trois personnes : Rameau, le père Castel et Voltaire.

Il importe d’abord de préciser qui sont ces querelleurs, et d’esquisser les relations qu’ils avaient entre eux.

Voltaire à cette époque est un auteur de pièces de théâtre célébré mais controversé, un auteur scandaleux, en particulier en raison de la publication des Lettres philosophiques. Il travaille également à la publication des Éléments de la philosophie de Newton, et complète les travaux de Mme du Châtelet sur les mathématiques et la physique newtonienne, en plus d’entretenir une importante correspondance avec de nombreux scientifiques (parmi eux, Algorati, Maupertuis et Castel).

Jean-Philippe Rameau est à la fois compositeur (Hyppolite et Aricie 1733, Les Indes galantes, 1735) et théoricien. Son Traité de l’harmonie de 1722 transforme la théorie de la basse fondamentale. Cet ouvrage est complété par La génération harmonique en 1737.

Louis Bertrand Castel est Jésuite, vivant à Louis-le-Grand, où il travaillait comme scientifique et expert mathématicien pour les Mémoires de Trévoux. Il s’est fait un nom grâce à la manière querelleuse et imaginative avec laquelle il écrivait ses théories idiosyncratiques. Il est surtout connu aujourd’hui pour son clavecin oculaire, de 1725, et pour ses Mathématiques universelles, de 1729, œuvre didactique qui invite à employer des exemples de la nature et de la vie courante pour expliquer les concepts théoriques. Dans les années 1730, il développe sa théorie de l’analogie entre les couleurs et les sons, exprimée dans le clavecin oculaire, et en préparation à l’Optique des couleurs, une sorte de longue polémique anti-newtonienne, parue en 1740.

En ce qui concerne la relation entre Voltaire et Rameau, on peut dire que Voltaire a longtemps admiré Rameau. En 1733 il a tenté d’écrire le livret de Samson pour le compositeur, qui a commencé à en écrire la musique, mais ce projet a été interrompu en raison du scandale des Lettres philosophiques, joint au contenu sensible du livret. Voltaire a par la suite tenté de retravailler avec Rameau, ce qui a finalement produit deux opéra-ballets en 1745 Le Temple de la Gloire et La Princesse de Navarre.

Castel a rencontré Rameau en 1722, autour de la publication du Traité de l’harmonie. Castel manifeste de l’admiration pour le traité de Rameau, pour lequel il a fait un compte-rendu avantageux dans le Trévoux. Rameau voulait que sa théorie de la musique soit valable à la fois scientifiquement et mathématiquement. Castel a joué à un certain moment ce rôle auprès du compositeur. En 1735, Castel publie une série d’articles dans le Trévoux, qui développent sa théorie de l’analogie des couleurs. Dans cette série d’articles, il affirme que la théorie de Rameau tire sa source dans la théorie de la base de Kircher. Au cours de juillet, Rameau publie une lettre à Castel dans le Trévoux, où il accuse Castel de rompre leur ancienne amitié en attribuant arbitrairement sa théorie de la basse harmonique à Kircher, contrairement à sa position précédente, de ne pas comprendre sa théorie en confondant « basse » et « base ». En septembre, Castel publie sa réponse à la lettre de Rameau, en commençant à la manière des défenses juridiques en s’adressant au « Public », et défendant sa bonne foi : Kircher n’aurait fait que trouver la « semence » de la découverte, idée que Rameau a développée beaucoup plus loin, mais l’accusant de ne pas reconnaître ceux qui l’ont aidé.

Lorsque la Génération harmonique est publiée en 1737, le Trévoux en publie un compte rendu, présenté comme un autre épisode de la querelle, et appuyant les positions de Castel. Au cours des mois suivants, en janvier 1738, Rameau publie des Remarques en réponse à ce compte rendu, non pas dans le Trévoux, mais dans le journal hebdomadaire de Prévost, Le pour et le contre. Rameau attribue le compte rendu du Trévoux à Castel, et l’accuse de mauvaise foi : ne citant de son livre que ce qui appuie ses propres arguments, sans en comprendre les enjeux, inventant souvent des choses qui n’y sont pas.

Ce sont là les derniers mots de cette querelle, jusqu’à ce que Voltaire décide d’intervenir. Voltaire a écrit à Castel au début de 1737, et même si nous n’avons pas les lettres de cette correspondance, on sait qu’elle a été suivie. D’après une lettre à Maupertuis, on sait que Voltaire a demandé à Castel des clarifications sur son analogie entre les couleurs et les sons. Lui et Mme du Châtelet ont suivi la querelle entre Castel et Rameau avec intérêt, en demandant des détails à leurs correspondants. Au début, cette querelle était, pour Voltaire, entre Orphée Rameau et Euclide Castel, et plus tard Zoïle Castel, faisant référence au fameux censeur d’Homère.

La lettre à Rameau a été écrite en mars 1738. Il l’a envoyée à Thieriot en avril, sans reconnaître bien sûr qu’il l’a écrite. Ce texte a été finalement publié en octobre, mais daté du 21 juin. Au même moment, Voltaire et Castel entretenaient une correspondance : Voltaire espérait un compte rendu positif des Éléments de philosophie, et plus généralement que Castel adopte une position plus clairement newtonienne. Mais Castel est devenu de moins en moins contrôlable et a commencé à publier contre Voltaire. Celui-ci écrit à Maupertuis (le 15 juin 1738) que Castel a écrit contre lui « dans le mercure de Trévoux les choses les plus insultantes et les plus cruelles. » Cette lettre à Maupertuis peut faire référence à un article de Castel sur la Description critique d’une nouvelle machine hydraulique, qui débute par une évocation de l’évolution historique des arts et des sciences, par le biais de la métaphore des fleurs (les arts) donnant des fruits (les sciences et la philosophie). Cette allusion permettrait à Castel d’évoquer Voltaire (ou du moins s’y est-il reconnu) : «  Tel qui sur le Théâtre pourroit briller à côté de Racine & de Corneille, audessus de ses contemporains, préfere à la suite de Descartes et de Neuton, le second rang de la science, au premier rang du bel-esprit. » Il semble bien qu’il s’agisse là de l’insulte à laquelle Voltaire fait référence.

La dernière pièce du dossier de cette querelle est une lettre de Voltaire à Berger, du 22 décembre 1738. Elle donne une idée de la manière dont la lettre à Rameau a été publiée : « Je vous prie, mon cher Berger, de vouloir bien me faire le plaisir, 1. de lire l’incluse ; 2. de la porter secrètement au père Castel, jésuite ; et de ne point lui dire que vous l’avez lue ; mais de le prier de la lire avec vous, et, lecture faite, de lui demander la permission de la rendre publique. Votre prudence et votre amitié se tiendront bien près dans cette négociation. » Ce sont là les derniers mots de cette querelle, qui indiquent qu’il était important pour Voltaire que Castel lise sa lettre à Rameau.

Discussion

- Cette querelle est terriblement compliquée : s’agit-il d’une ou de plusieurs querelles ?

- Il est assez difficile de suivre les aspects techniques de la querelle. Castel et Rameau ne consacrent pas leur énergie à ces aspects techniques. La plupart des attaques concerne la personnalité de l’opposant, et des protestations de bonne foi. C’est d’ailleurs ce schéma qui est répété dans les interactions de Voltaire avec Castel. Si l’attaque à laquelle Voltaire fait référence est bien celle qui l’accuse d’être second dans les sciences, il est intéressant de constater qu’elle ne concerne que la place de Voltaire dans la sphère publique, et non pas la précision de ses positions en mathématiques, et la manière dont il a compris Newton.

- Il y a là de quoi faire une fiche de querelle impeccable pour la base de données Agon. Avec ces documents, notamment la lettre à Maupertuis, on voit bien l’atout énorme de Castel, qui est de disposer d’une publication de la presse périodique. Jusqu’à présent, Agon n’a pas beaucoup d’exemples de l’intervention de la presse périodique comme modalité particulière dans les disputes. Il y a là des impératifs de temps d’impression et de distance par rapport au centre, dont les intervenants rendent comptent dans leurs interventions. Du point de vue de la logique du combat d’idées, c’est un élément capital. À cet égard, il semble intéressant que la dernière intervention de Rameau dans cette querelle ne soit pas dans le Trévoux, mais dans le Pour et le contre, qui avait non seulement une réputation anticléricale, mais aussi dans lequel Prévost défendait souvent Voltaire et ses alliés.

- Quel lien établir entre cette querelle et les méthodes pédagogiques des Jésuites ? Pendant très longtemps, la musique y était associée avec les mathématiques. Et ici, il semble qu’il la sépare… Il faudrait voir dans le livre de Stéphane Van Damme sur l’enseignement des Jésuites lyonnais, qui doit donner des détails là-dessus. Il faudrait voir comment l’évolution pédagogique au sein de l’ordre des Jésuites intervient dans de tels débats. L’écriture de Castel dénote d’un usage propre à la formation rhétorique jésuite, notamment par son emploi de blocs de lieux communs avec lesquels il joue dans ses textes.

- Au cours des années 1720-1730, Castel ne se décrit pas vraiment comme l’inventeur de sa propre machine, le clavecin oculaire. Il affirme ne pas vouloir la fabriquer, parce qu’il ne connaît pas les arts mécaniques ; lui n’est que l’inventeur de cette machine. Mais l’enseignement jésuite des mathématiques inclut également certains aspects pratiques, que Castel a sûrement abordés, à travers son propre enseignement…

- Castel veut utiliser les mathématiques pour penser la musique, et il voit souvent son travail comme une manière de rendre la musique davantage scientifique, et c’est ce qui meut pour partie la querelle avec Rameau. Lorsque Rameau répète que Castel n’entend rien à la musique, c’est particulièrement insultant, parce que Castel désirait produire une science technique qui serait utile à la fois aux peintres et aux musiciens. Il semble que Castel se ménage un espace pour introduire sa propre contribution scientifique dans le domaine de la musique, en montrant que la pratique de la musique est frivole et irrégulière. Il ne dit donc pas que la musique est par nature un « art frivole » : il ne fait au fond que parler de la manière dont les gens la consomment, en n’y cherchant que de l’amusement.

- Quel rapport entre histoire littéraire et mécanique ? Si on reprend les choses sur la longue durée, les Grecs enseignaient la musique avec les mathématiques, au titre de l’harmonie du monde. L’enseignement chrétien a récupéré cela, pour voir dans l’harmonie du monde la main de Dieu, la cohérence du monde étant un moyen de rendre la perfection de Dieu visible. Il est donc ici étonnant que la musique soit séparée de la science. N’est-ce pas un moyen de récupérer l’harmonie ailleurs, notamment en passant par le clavecin des couleurs ? On garderait l’idée de l’harmonie, mais elle serait à chercher du côté non plus de l’oreille, mais de la vue.

- Sur les rapports entre Castel et Voltaire, et la proximité de leur écriture. Le père général des Jésuites a donné mission à Castel, à travers le supérieur de Louis-le-Grand, de diffuser la position de l’ordre dans la sphère publique. Voltaire compare Castel à Garasse, qui a été abandonné par son ordre. Le récit construit par Voltaire dans la lettre à Rameau suppose que les Jésuites finiront bien par abandonner Castel aussi. C’est toutefois assez clair que les Jésuites on fait exactement le contraire, et ont laissé Castel assez libre d’écrire ce qu’il voulait. Peut-on voir à l’œuvre, de la part de Voltaire, une double stratégie, l’une tentant de s’approprier les bonnes grâces de Castel, l’autre tentant de le discréditer comme un polémiste étourdi ?

- Dans la lettre à Rameau, il est question de Garasse, mais aussi du père Canaye, qui est au moins célèbre à travers un texte de Saint-Évremond, qui s’appelle Conversation du maréchal d’Hauquincourt avec le père Canaye. Comme Garasse avait été, au début du XVIIe siècle, l’ennemi des libertins, au milieu du XVIIe siècle, celui qu’on met en face d’eux, c’est le père Canaye. Cela fait une galerie de Jésuites pris dans des combats contre la libre pensée. Mais la question qu’il faudrait poser, c’est quelle est la part de Castel en tant qu’individu, et en tant que porte parole de son ordre ? On dit souvent : Voltaire contre les Jésuites, les libertins contre les Jésuites, mais ce n’est pas si simple : les Jésuites sont très organisés, ils ont des provinces, à la tête desquelles un général donne des ordres à toute une hiérarchie. Il faudrait donc regarder qui donne des ordres à Castel, et comment il les respectait ou non, pour essayer de démêler pourquoi on le retrouve tout le temps. Qu’est-ce qui s’adresse à Castel comme personne, et qu’est-ce qui s’adresse à Castel comme rédacteur dans le Trévoux ? C’est là que Voltaire manifeste encore beaucoup de finesse, en menant une polémique à deux niveaux.

- Au sujet de la lettre à Berger, on voit en quoi les querelles permettent de construire des dispositifs d’énonciation. Il y a là un travail sur l’énonciation écrite qui est porté par la querelle. On voit la manière dont quelqu’un qui dit je dans la lettre n’est pas le seul énonciateur : cela passe par un nombre très important de médiations. Il y a donc là deux aspects : d’abord, le sujet de la querelle n’a aucun intérêt, ce qui importe, c’est de régler les questions de relations avec les uns et les autres. Ensuite, il faudrait savoir qui est Berger, quelle fonction il peut avoir dans l’écriture de Voltaire, dans son système épistolaire. On a l’impression qu’il n’est pas seulement un agent, mais aussi un instrument dans ce système. Dans la lettre, il apparaît comme quelqu’un pouvant être instrumentalisé, parce qu’il semble posséder des pouvoirs d’action.

- Le statut de cette lettre à Berger est très problématique. Voltaire et Castel s’entendent-ils pour faire durer la polémique ? Castel a intérêt à rendre cette lettre publique pour pouvoir y répondre.

- Castel représente les Jésuites qui construisent un discours de la science qui sauve Dieu. Pas seulement un dieu déiste, mais une science qui soit cohérente avec Dieu. C’est ce que semble faire Castel. Il y a une tradition jésuite d’avoir des grandes plumes polémiques, et Castel semble en être un spécimen extraordinaire. Castel a pourtant une autonomie de discours. Chez les Jésuites, il y avait une stricte hiérarchie qui régissait les enseignants, mais il y avait aussi un second groupe, appelé « Scripteurs », qui n’enseignaient pas, mais qui fournissaient en matériel neuf les enseignants. Castel et les rédacteurs du Trévoux appartenaient à cette catégorie. Les scripteurs avaient par exemple le droit de consulter les lettres qui venaient du père général : elles étaient à la fois adressées au régent et aux scripteurs. Castel ne semble pas recevoir d’ordres directs à Louis-le-Grand.