Lunch Seminar (6): Peut-on écrire une vie de sainte sans disputes?

Intervenant: Marion de Lencquesaing

Compte-rendu: Jean-Alexandre Perras

Présentation de M. de Lencquesaing : « Peut-on écrire une vie de sainte sans disputes ? »

Le titre de la proposition recouvre plusieurs questions. En premier lieu, peut-on parler de querelles d’hagiographes ? Est-ce que les hagiographes se disputent ? Est-ce qu’on se dispute dans l’hagiographie ? Est-ce un lieu où l’on peut vraiment se quereller ? L’exemple de Jeanne de Chantal est un cas précis qui permet de poser cette question plus généralement.

Les principales vies dont il sera question ici sont :

- celle de Françoise-Madeleine de Chaugy, de l’ordre de la Visitation : Mémoires sur la vie et les vertus de sainte Jeanne-Françoise de Chantal, qui a été écrite de 1642, mais qui n’a été publiée qu’en 1843 (le manuscrit tel qu’écrit par Chaugy n’est publié qu’en 1874). Cette vie circule dans les couvents et parmi les grands prélats français.

- celles d’Alexandre Fichet (1643) et d’Henri Cauchon de Maupas du Tour (1643).

- celle de Jacques Marsollier (1717).

- et enfin celles d’Émile Bougaud (1861) et d’Henri Bremond (1912, condamnée à l’Index en 1913).

La question est de savoir comment on a fait le passage entre la première vie écrite par Chaugy, que tous ont lue, jusqu’à la dernière par Bremond. Ce sont des textes qui subissent des variations très importantes, alors qu’ils racontent tous la même histoire.

Jeanne de Chantal, dans le canon catholique sainte Jeanne-Françoise Frémiot de Chantal (ou plus simplement sainte Chantal), naît en Bourgogne en 1572, pendant les guerres de religion. Elle est veuve en 1601, et en 1604, elle rencontre François de Sales, évêque de Genève. Tous les deux fondent à Annecy la Visitation Sainte-Marie, en 1610. Il s’agit d’un ordre féminin qui n’est cloîtré que quelques années plus tard. Jeanne de Chantal s’est faite religieuse ; de son vivant, elle est respectée et par le peuple et par les grands. L’ordre de la Visitation connaît une expansion très rapide : 87 maisons sont fondées en moins de trente ans. Il représente l’idéal d’humilité, de dépouillement, de soumission, tel que le Concile de Trente tente de l’insuffler dans l’Église. L’Ordre est dédié à la fois à l’action et à la contemplation, loin des austérités du Carmel par exemple. Cet ordre ne suscite pas d’emblée de polémique en soi : dès lors, quand on écrit la vie d’une telle figure, est-il question de dispute, et si oui, quels en sont les lieux ?

D’abord, l’hagiographie pré-canonisation, c’est-à-dire le texte qui est présenté pour établir la sainteté d’une personne, est un texte nécessairement polémique, puisque qu’on doit convaincre de la sainteté d’une candidate. Il est à la fois épidictique, judiciaire (cf. l’avocat du diable) et délibératif.

Marsollier, en 1717, compose sa Vie de la vénérable mère de Chantal, au moment où commence le procès pour sa béatification. C’est pourquoi tout un vocabulaire judiciaire est mis en œuvre dans l’avertissement au lecteur. Il s’agit de répandre la réputation de sainteté de la religieuse : le mouvement premier de l’hagiographie de la religieuse est polémique.

Mais le problème avec Jeanne de Chantal, c’est qu’elle ne suscite aucune controverse, en ce qu’elle est très orthodoxe. On a donc deux éléments. D’abord une évidence de consensus entre les hagiographes : chacun s’entend sur la sainteté de Jeanne de Chantal. Ensuite, l’hagiographie n’est pas le lieu de la polémique, c’est le lieu de l’apologétique et du discours édifiant : on a donc un problème de lieu en ce qui concerne les querelles. Dans les vies de saints, on a de nombreuses procédures d’autorisation de la figure, qui sont autant de petits récits faisant exemple de la sainteté, comme le montre l’exemple no. 1, tiré des Mémoires de Chaugy, où il est question de la ferveur que suscite Jeanne de Chantal. La vie de Jeanne présente peu de miracles, peu de visions exceptionnelles, peu de mortifications excessives, etc., hormis l’épisode exceptionnel qui est celui du cœur gravé.

Un élément de polémique revient souvent dans les vies de saints, la lutte contre les protestants. On peut voir que la famille de Jeanne de Chantal était fidèle partisane du roi, comme dans l’exemple no. 3, tiré des Mémoires de Chaugy, où son père est présenté comme un nouvel Abraham qui est prêt à sacrifier son fils plutôt que de servir l’ennemi. Cette haine des Huguenots revient dans l’hagiographie de Jeanne de Chantal.

Le postulat de cette présentation est de se demander comment réécrire la vie de la sainte : car chaque fois que l’on écrit une nouvelle vie, il s’agit d’un geste polémique. Puisque si la polémique est a priori absente du corpus, elle est présente toutefois dans les pratiques d’écriture, dans le travail de réécriture. Cette polémique est nécessaire, parce que sans elle, on court le risque de rendre sa vie complètement inutile : si on change des éléments de cette vie, c’est qu’on polémique sur quelque chose. C’est ce qui arrive dans les vies de saint, dont les auteurs dialoguent avec leurs prédécesseurs. Le mouvement premier de l’écriture, qui polémique en ce sens qu’il propose un candidat à la sainteté, est suivi d’un second, celui de la réécriture.

Le lieu attendu de la polémique se trouve dans la préface, dans l’avant-propos et dans l’avertissement des œuvres : c’est là où l’auteur parle, où il se situe par rapport à son prédécesseur. Dans le cas des vies de Jeanne de Chantal, certains hagiographes citent des pans entiers du texte précédent sans polémiquer, d’autres s’opposent au contraire au texte précédent. Deux cas de préfaces montrent cette configuration polémique : Bougaud au XIXe siècle et  Bremond au XXe.

Dans la première édition, en 1861, Bougaud, pour justifier son entreprise, prend position contre les biographies qui ont été écrites avant lui (en l’occurrence, dans une note, Marsollier, « le plus infidèle des hagiographes »). Dans la seconde édition, en 1863, Bougaud change plusieurs éléments dans l’appareil para-textuel, à savoir la préface, et en particulier la « Lettre de Mgr l’évêque d’Orléans, à M. l’abbé Bougaud, sur la seconde édition de son Histoire de Sainte Chantal, et sur la manière d’écrire la vie des saints. » L’évêque d’Orléans fait de la Vie écrite par Bougaud le modèle par excellence de ce genre d’écrire. Cette lettre, au seuil de l’ouvrage, autorise la vie écrite par Bougaud.

Il faut aussi considérer le changement de la préface, entre les deux éditions de 1861 et de 1863. En 61, il y a une petite critique contre Marsollier, mais en 63, un long développement, critique plus amplement Marsollier, qui a vécu dans un siècle qui ne comprenait pas les vies de saints. Cette condamnation sans appel autorise la réécriture de la vie par Bougaud.

Du côté de Bremond, au début du XXe siècle, on a aussi un système de préface qui revient sur ce qui a été fait avant. Bremond revient sur l’abbé Bougaud, qui a écrit quelque 50 ans avant lui. La polémique se fait ici par le ton ironique de la préface. Bremond justifie son entreprise de réécriture en se fondant sur des éléments philologiques.

Il y a ici un mouvement de déplacement, dans la mesure où la polémique quitte le terrain de la préface pour se retrouver dans le corps du texte. On doit aller la chercher du côté des notes, du corps du texte et des citations des prédécesseurs.

Les notes sont le lieu du commentaire pour celui qui écrit, il s’agit d’une sorte de complément de la préface. Le système des notes est pour Bremond l’occasion de critiquer ce qu’il appelle « les principes d’une certaine école hagiographique ». Il critique la manière dont certains hagiographes comme Maupas et Bougaud tendent à normaliser Jeanne de Chantal, de manière à la rendre acceptable. La polémique se fait en note à propos d’un moment de la vie de la sainte comme jeune épouse : le texte du prédécesseur a été tronqué de manière à appuyer la réécriture. Une querelle de représentation apparaît en sous-main : s’agit-il de faire de Jeanne de Chantal l’archétype de la femme forte ? Bremond récuse cette idée.

On a ce type de polémique dans les notes, mais de manière encore assez espacée. Si on se concentre sur le corps du texte, on a une polémique non plus seulement de l’ordre du contingent (que l’on peut supprimer quand on lit la vie de saint, comme c’est le cas pour les notes), mais du nécessaire : dans le corps du texte, le lecteur est nécessairement confronté à la polémique. Il s’agit d’une raison de réécrire la vie de la sainte, puisqu’elle prend forme dans le corps même. Par ce moyen, la polémique est un moyen d’écrire la vie de la sainte.

Bremond s’oppose à la grâce programmée de Jeanne de Chantal, et accuse les biographes précédents de normaliser la vie de leur héroïne. Il y a là une manière de faire figurer dans le texte hagiographique une parole jugée erronée. On cite entièrement le texte précédent, qu’il soit juste ou non, ce qui reprend une pratique hagiographique déjà établie. Bremond est héritier de cette pratique, et cite énormément le texte de Chaugy (qui n’a jamais été publié), en tentant de le réhabiliter, en opposition à Bougaud. Lorsque Bremond cite Chaugy, il cite le texte en entier, mais lorsqu’il cite Bougaud, il tronque le texte cité, le modifie, et le fait suivre de commentaires et de réflexions critiques. Lorsque la polémique remonte dans le corps du texte, c’est qu’on lui accorde une place considérable, équivalente au récit de la vie du saint : elle participe donc au renouvellement de la vie de saint. Ce sont ici des questions de style qui vont devenir le lieu de la polémique.

Telles sont donc les hypothèses que l’on peut déduire des précédentes observations :

- Quand on réécrit une vie de saint, au début du XVIIIe siècle, on en modernise le style, ce qui donne lieu à une forme de polémique.

- Cette polémique porte sur la manière d’écrire les vies de saints, au début du XXe siècle. Il attaque à la fois l’idée d’un parcours déjà tracé de la sainteté, mais présente un personnage qui évolue, en un parcours beaucoup plus romanesque. Bremond, en dégageant le personnage du modèle d’une sainteté figée, bascule de l’hagiographie à la biographie. Il y a un vrai travail sur la singularité du personnage. Bremond prend ses distances avec une pratique hagiographique gangrenée par les lieux communs du genre.

- Le deuxième élément important, c’est que Bremond remet en cause l’image de la femme forte de la Bible attachée à Jeanne de Chantal, même si elle a été canonisée en partie pour cette raison ; Bremond prêche au contraire pour une humanisation de la figure.

Pour conclure, dans les formes qu’elle prend dans les vies de Jeanne de Chantal, la polémique est une condition pour renouveler le récit de vie, non pas en rendant la figure polémique, mais en polémiquant sur la manière de raconter les choses.

Qu’est-ce qu’on apprend de ces hagiographes qui sont momentanément devenus polémistes ? Ils sont tous nouvellement arrivés dans quelque situation : ils sont évêques depuis quelque temps, et doivent ainsi faire leurs preuves. Pour Bremond particulièrement, il faut se demander pourquoi il polémique contre Bougaud, et pourquoi il décide de faire une vie de Jeanne de Chantal, alors qu’il y a plein d’autres vies possibles à écrire. Il peut s’agir de rivaliser avec ce grand hagiographe très célèbre du siècle précédent. La crise moderniste du début du XXe siècle peut aussi donner des pistes d’analyse. Les polémiques hagiographiques peuvent se penser en termes de rapports de forces. Bremond s’oppose, à travers Bougaud, à ce qu’il ne veut plus en matière d’hagiographie, c’est-à-dire le saint type, le modèle de sainteté.

Discussion

- La façon dont évolue le nom de la sainte au cours des ouvrages est saisissante : pour finir par Sainte Chantal, ce qui correspond au calendrier, qui servirait à résumer le processus décrit.

Ces querelles nous installent aussi dans des temporalités auxquelles nous n’étions pas habitués jusqu’ici : les querelles d’hagiographes concernent plutôt la très longue durée. Le rythme des polémiques est fonction de ces processus de canonisation. C’est une occasion de mettre à l’épreuve la définition des  querelles qu’on a l’habitude de voir dans le cadre de ce séminaire. La manière de montrer comment on polémique à l’intérieur des textes, non pas de manière explicite, mais en termes de procédés d’écriture est aussi très convaincante.

- Quand cesse-t-on d’écrire la vie de Jeanne de Chantal ?

- M. d. L. : On ne cesse jamais d’écrire sa vie ; mais du point de vue du groupe socio-culturel des auteurs de sa vie, on peut observer un changement au XXe siècle, selon lequel on passe d’une majorité de religieux, à une majorité de laïcs.

Au XIXe, il y a un renouveau catholique très important, et la réécriture de la vie de Jeanne de Chantal participe de ce renouveau.

- En ce qui concerne l’article de Bourdieu sur l’Illusion biographique, en réalité, ce que dénonçait Bourdieu, c’est qu’on écrit des vies de saints quand on écrit des vies ordinaires. Le type d’écriture contre lequel il s’insurge est dans la sur-cohérence. Ne faudrait-il pas reprendre l’article de Bourdieu en repérant tout ce qui est propre à l’écriture biographique, de manière à faire apparaître tout ce qui fait la cohérence de ce corpus de ces vies de saints ?

- M. d. L. : Ce qu’il faut mettre aussi en évidence, c’est que jusqu’à la fin du XIXe siècle, les vies de saints étaient extrêmement lues par tout le monde, que ce corpus était largement diffusé, et que le modèle hagiographique a marqué les pratiques biographiques en général.

- Dans tous les foyers catholiques, il y avait, dans les calendriers, une petite notice biographique correspondant au saint du jour. Il s’agit d’une forme minimale de récit de vie, et on peut se demander si les débats entourant l’écriture et la réécriture de ces vies de saints n’ont pas une retombée possible dans ces calendriers.

- M. d. L. : Jeanne de Chantal est aussi une femme exemplaire, qui connaît tous les statuts de la femme, de la femme aimante, à la mère, jusqu'à la sainte. Pour le XIXe, il s’agit d’un exemple qui montre aux femmes de la bourgeoisie qu’il est possible de tout faire. C’est pourquoi le prénom de Chantal est né au XIXe siècle

- En matière de femmes exemplaires, il y a déjà Marie et Marthe : de quel côté se situe Jeanne de Chantal ?

- M. d. L. : Jeanne de Chantal, en fondant le couvent de la Visitation, voulait conserver les deux modèles : il s’agissait de femmes qui s’occupaient à la fois des malades et qui étaient contemplatives ; mais dès lors que les sœurs ont été cloîtrées, on a cessé de se référer au modèle de Marthe. Au XVIIe siècle, le débat pour savoir si les femmes doivent plutôt être Marthe que Marie est moins important, car le modèle proposé est une synthèse de ces deux figures, comme l’est Jeanne de Chantal.

- En ce qui concerne le processus de canonisation de Jeanne de Chantal, y a-t-il eu une dispute concernant tel ou tel candidat ?

- M. d. L. : On a canonisé François de Sales au XVIIe siècle. Mais il n’y a pas de sainte française canonisée à cette époque. On n’essaie pas de canoniser Jeanne de Chantal, parce que l’ordre a tellement dépensé d’argent pour la canonisation de François de Sales qu’il n’y a plus d’argent pour elle (on le fera au XVIIIe siècle). Mais sa sainteté faisait tellement consensus (mise à part son amitié avec Angélique Arnauld) que l’ordre a préféré attendre.

- Combien coûte une canonisation ?

- M. d. L. : C’est la constitution des dossiers qui coûte cher : il faut envoyer des prélats par groupes de trois ou quatre, qui recueillent les témoignages, etc.

- La canonisation représente aussi un investissement pour les ordres. Derrière la querelle, enfin des sous !

- Chaque acte de canonisation est le reflet d’une volonté particulière de l’Église : tel John Henry Newman, anglican devenu catholique, qui a été béatifié pour attirer après lui d’autres Anglicans dans les rangs des Catholiques.

- M. d. L. : Dans les décrets de canonisation de Jeanne de Chantal, on retrouve deux éléments importants : d’abord, elle est une fondatrice d’ordre, d’après les conclusions du Concile de Trente, ensuite, Jeanne de Chantal, contrairement à Thérèse d’Avila, n’est pas une mystique vive, elle est dans le quotidien d’humilité : c’est ce que le Vatican retient d’elle, au moment où elle est canonisée en 1767.

- 1767, c’est juste après le moment où on s’est débarrassés des Jésuites, qui ne font pas partie du réseau de Jeanne de Chantal. Elle prouve qu’on peut faire preuve d’un bon comportement religieux post-tridentin sans être Jésuite, ni Janséniste. 

- M. d. L. : À partir du XIXe siècle, Jeanne de Chantal représente aussi la volonté canaliser les femmes de la bourgeoisie, en particulier à partir de 1830.

- Y a-t-il des procès verbaux émanant du Vatican autour de la canonisation des saints, pour savoir quelles étaient les discussions au moment de ce choix ?

- M. d. L. : Les décrets de canonisation sont publiés, et lus le jour de la fête de la sainte. Il s’agit de textes précisant pourquoi on a canonisé le saint, où s’intègre aussi une courte biographie. Je n’ai pas encore lu les procès verbaux…

- Deux types de questions, qui se recoupent, se posent. Sur le premier temps de la polémique, d’abord. On ne peut pas dire que ce premier temps n’est pas polémique : Jeanne est polémique par sa douceur. Il faut toujours partir du point de vue que l’orthodoxie n’existe pas. L’orthodoxie n’est pas donnée, elle se construit en permanence. La vie de Jeanne de Chantal est nécessairement du combat. Cela apparaît dans les biographies. Pour le dire en termes plus historiques, les dates des premières vies écrites, 1642-1643, correspondent à la naissance du problème de Port-Royal. Il s’agit d’un moment où l’humanisme chrétien commence à être en danger : jusque-là, le combat mené par François de Sales est globalement victorieux. La polémique repose sur cette question. Il faut mettre un temps de polémique au début, sans quoi, on se trouve piégé par l’orthodoxie religieuse telle que la défend l’Église catholique, et telle qu’elle aurait pu ne pas se développer. Cela permet de faire apparaître les débats tels qu’ils se sont développés.

D’autre part, il faudrait revenir sur le problème de la clôture : on n’était pas d’accord sur cette question. Marthe et Marie en même temps, cela ne fait pas consensus. D’autre part, on défendait aussi le fait qu’on devait impérativement cloîtrer les femmes pour conserver le bien précieux de leur virginité. À partir de quand les femmes de la Visitation ont-elles été enfermées ?

- M. d. L. : Elles ont été cloîtrées à partir de 1618, à la demande de l’évêque de Lyon. Mais comment peut-il y avoir de la polémique, si en 1615, les évêques français sont obligés de se plier à la clôture imposée par Trente ?

- À partir du moment où en 1610, quelqu’un fonde un ordre sans clôture, c’est déjà un acte de polémique. Il y a deux choses qui se conjoignent : les Jésuites représentent le modèle inquiétant de l’ordre non cloîtré, et en plus, il s’agit, en l’occurrence, de femmes. Les livres abondent à l’époque sur la clôture des femmes. Ce que montre bien l’histoire de Jeanne de Chantal, c’est qu’un ordre de femmes non cloîtrées, ça ne marche pas.

- M. d. L. : Pourtant, l’ordre des Filles des la charité, ça fonctionne très bien, à partir de Vincent de Paul jusqu’à aujourd’hui…

- Derrière l’innocence apparente des textes, il y a beaucoup de polémique.

- On ne peut donc pas dire que les Mémoires de Chaugy constituent un temps zéro de la polémique : les textes sont toujours d’emblée polémiques.

- M. d. L. : Je me suis principalement intéressée aux pratiques d’écriture, parce que si je m’intéresse aussi aux polémiques de contexte, ça complique beaucoup la compréhension. Il faudrait donc les situer comme préalables.

- Il faudrait intégrer ces polémiques dans les pratiques d’écriture. Parler des pratiques d’écriture en faisant comme s’il n’y avait pas de polémique auparavant, c’est à la fois donner une trop grande importance à ces pratiques par rapport au reste, mais c’est aussi les priver de leur intérêt, comme du littéraire qui plane au-dessus dans le ciel des idées.

- M. d. L. : Mais alors, quel statut donner à ces polémiques par rapport aux polémiques précédentes ?

- Quand un des biographes pose par exemple une discussion entre Jeanne et son mari, c’est derrière toute une polémique qui s’ouvre à partir de ce point : tout l’espace de polémique concernant le statut du mariage est présent. Il faut tirer les fils.

- Il est impossible de traiter l’ensemble des paramètres. Mais on peut se dire que dans l’ensemble des écrits, il y a des écrits privés, des écrits publics à publication limitée, et puis il y a des fadas qui éprouvent le besoin d’imprimer des écrits publics, sous forme de livres et d’en faire le commerce. Nous travaillons sur ce type de publication. Si quelqu’un, à un certain moment, a considéré important de se livrer à cette opération compliquée, qui consiste à écrire, à imprimer, à diffuser ce type d’écrit, c’est censé lui donner beaucoup d’importance. Cela participe de quoi ? Étudier la littérature, c’est aussi se demander ce que ces objets mettent en valeur, au sens courant et double de l’expression, sur la place publique, par rapport à l’ensemble des choses qui se déroulent. Et notre travail consiste à signaler ce qui est important. Le mauvais rapport à cette valeur consisterait à dire : on crée à cette époque beaucoup de couvents, il est donc normal que l’on trouve beaucoup de textes qui en parlent. Ou bien au contraire, on se demande, à partir du texte, ce que cette question révèle. Il faut remettre tout cela en perspective à partir des textes.

- On peut se demander aussi : À qui appartient la figure d’Abraham, à qui appartient la figure de l’enfant prodigue ? S’agit-il de topoï catholiques ou protestants ? Abraham est une figure qui est souvent utilisée par les Protestants au XVIe siècle. Il s’agit donc de réhabiliter Abraham comme figure catholique. Ces figures sont toujours déjà possédées par un groupe, et leur réemploi est nécessairement une réécriture.

- M. d. L. : Abraham est aussi une figure qui est sollicitée à propos de Jeanne de Chantal : cela ferait donc partie de cette réécriture.