Cabale dans la librairie. Polémiques journalistiques et prolétariat de plume à La Haye dans les années 1730

Marion Brétéché entame son exposé en se penchant sur l’histoire éditoriale des Lettres juives. Le frontispice de l’édition de 1738 fait apparaître la dédicace à Don Quichotte, Sancho Pança, et au Barbier. Les auteurs raillés sous les traits des personnages de Cervantès sont Bruzen de la Martinière (Don Quichotte), Desroches-Parthenay et La Barre de Beaumarchais (Sancho Pança) ; La Hode (nom d’auteur d’Yves Joseph de la Motte) ainsi que Jean Rousset de Missy et Prosper Marchand apparaissent également. La polémique débute au tome IV des Lettres juives et il s’agit d’une polémique éditoriale qui tourne autour de quatre thématiques : les pratiques sociales de l’écriture, l’importance des formats éditoriaux, la multiplicité de personnages qui dépassent les auteurs, et la superposition d’enjeux politiques, religieux et commerciaux. Dans un premier temps la querelle porte sur les conditions de l’anonymat : en 1733 les deux premiers volumes de l’Histoire de Pologne sont publiés sous le nom de l’abbé de Parthenay, mais leur auteur véritable est La Barre de Beaumarchais. Cette histoire est attaquée par Rousset de Missy qui la qualifie de compilation faite “à coups de hâche”, ainsi que par d’Argens qui la considère comme un “un ramas insipide de gazettes, augmenté & grossi d’une ennuyante compilation de Pieces”. Ce sont donc autant le style que le contenu qui font l’objet de ces attaques. Finalement, c’est la mise en intrigue fictionnelle des récits qui est ici en jeu : la fiction épistolaire entretient en effet un rapport intéressant à la vérité sous forme de commentaire sur l’actualité politique. Elle construit une posture auctoriale et montre une prédilection pour la presse politique et pour les écrits historiques. Ces histoires sont consacrées au passé récent et à l’actualité politique. Dans un deuxième temps, Marion Brétéché élargit l’analyse au contexte. Une lettre de Bruzen à Desmaizeaux d’avril 1734 fait référence à la “petite communauté littéraire que nous avons formée à La Haye”. S’agit-il d’une association commerciale ? Le contexte de la librairie, de partage de la même maison, la dimension financière, le travail collaboratif, non signé pourraient laisser à penser que ces auteurs ont signé un contrat. Ce qui apparaît en tout cas, c’est que des pratiques d’écriture permettent la collaboration et des continuations historiques, grâce à une communauté d’écrivains. La spécialisation de ces auteurs d’histoires du temps présent européen leur permet alors de vivre de leur plume et de devenir des auteurs professionnels. La critique de Boyer d’Argens dans les Lettres juives ne porte pas sur cette pratique sociale, mais sur le fond et la forme. En effet, on rencontre les même pratiques sociales chez Boyer ou encore chez Rousset de Missy : les Lettres juives sont fondées sur la collaboration entre Boyer et Prosper Marchand (dans leur correspondance on voit Prosper Marchand annoter toutes les remarques polémiques en particulier). Rousset de Missy est, quant à lui, spécialisé dans l’actualité politique et publie sur les mêmes sujets que la “communauté littéraire”. Il utilise des secrétaires, comme La Barre de Beaumarchais, avant que ce dernier ne rallie Bruzen. Il faut enfin noter que ce sont tous des exilés français, dont la pluriactivité s’incarne dans une spécialisation : l’écriture. Et cette spécialisation est, à son tour, rendue possible par la spécificité de la librairire hollandaise. Dans un troisième temps, c’est le rôle des éditeurs qu’il faut souligner, ainsi que la constitution de deux partis autour des auteurs. La communauté littéraire est en fait conçue par les éditeurs eux-mêmes. Les enjeux de ces polémiques sont donc multiples. D’une part, dans une lettre à d’Argens, Marchand (qui est huguenot) parle de ces “écrivains à gage” et de “mercenaires” au service de Van Duren, imprimeur catholique autour de qui gravitent nombre d’écrivains de la même confession (tous ceux de la “communauté littéraire”). D’autre part, la correspondance historique attaque Boyer (qui est un esprit libre) dans les même termes, comme un “mercenaire”. Et la polémique a débuté avec la critique par Bruzen d’une des lettres juives consacrée à l’Espagne, ce qui conduit Bruzen, qui a reçu du roi d’Espagne le titre de géographe, à être peint sous la figure de Don Quichotte. On voit alors que les arguments sont religieux, politiques et commerciaux. Le contexte polémique sert en outre les intérêts des libraires. Bayle parle d’“ouvrage de querelle” que l’on peut aisément imprimer en Hollande, car de tels opuscules se vendent bien. Le dynamisme de la librairie néerlandaise permet aussi la professionalisation des auteurs.

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Date

14 Novembre 2014