De la querelle au scandale : Jean-Jacques Rousseau et les paradoxes de la parrêsia

Séance 3 du 12 novembre 2011 (compte-rendu rédigé par Jeanne-Marie Hostiou)

Intervenant: Antoine Lilti

Cette séance porte sur la question du rapport de Rousseau à la dimension agonistique de la vie littéraire et intellectuelle au XVIIIe siècle, notamment lors de la controverse qui l’oppose à Hume en 17661.

Rousseau et les querelles

La carrière de Rousseau est presque entièrement placée sous le signe de la querelle et de la controverse, sur le plan intellectuel, personnel et politique. Pour expliquer la dimension agonistique de cette figure centrale de la dispute dans les Lumières, trois types d’analyses sont traditionnellement proposés : elles sont (1) d’ordre psychologique (paranoïa de Rousseau), (2) se situent sur le plan de l’histoire des idées (Rousseau serait un « auto-critique des Lumières », selon la formule de Mark Hulliung), ou (3) sur le plan socio-littéraire (Rousseau serait un « gueux philosophe » pour Jérôme Meizoz).

Une autre hypothèse sera ici explorée : la dimension agonistique de la carrière et des interventions de Rousseau serait liée au fait qu’il réactive la tradition philosophique de la parrêsia, notion héritée de la philosophie grecque revue par Foucault dans ses cours au Collège de France2.

La parrêsia dans l’analyse de Foucault

Les analyses de Foucault interviennent à un moment de tournant dans ses travaux (retour à la philosophie antique et déplacement de la question du pouvoir et de la gouvernementalité vers la question de la culture de soi, du rapport éthique à soi et du souci de soi), où la philosophie est conçue comme une exigence éthique dans le rapport à soi. Ceci ne correspond pas pour autant à une dépolitisation de la pensée de Foucault (la parrêsia y est liée à la question des possibilités mêmes de la critique sociale et de la résistance aux différentes formes de gouvernementalité).

Foucault définit la parrêsia comme le franc-parler, le fait de dire la vérité et de tout dire, mais au sein d’une relation où celui qui parle prend un risque et se met en danger (par exemple quand le philosophe ou le courtisan dit une vérité désagréable au Prince). La parrêsia est donc une modalité d’action et une valeur qui caractérise un certain type d’actes de paroles, qui exige qu’on prenne en compte la situation d’énonciation et la situation dans laquelle celui qui parle s’engage en tant qu’individu et prend un risque.

Foucault distingue trois types de parrêsia : (1) la parrêsia politique (discours vrai devant le tyran ou le peuple), (2) la parrêsia socratique (discours vrai lié au souci de soi et à une éthique qui se méfie de la doxa), (3) la parrêsia cynique, caractérisée par le lien indissoluble entre un discours vrai et une esthétique de l’existence qui se veut scandale de la vérité. Il esquisse une histoire de cet héritage de la parrêsia cynique, incarné par Diogène, qui met en avant la question de la vie philosophique comme question hautement philosophique : non pas comme tradition doctrinale mais existentielle – un mode légendaire d’ « héroïsme philosophique ».

Il peut sembler paradoxal d’appliquer cette notion à Rousseau qui ne l’utilise pas lui-même et que Foucault ne lui applique pas. Plusieurs éléments autorisent pourtant à faire ce lien. (1) Les cours que Foucault consacre à la parrêsia sont précédés de séances consacrées au Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant. La relecture de la tradition de la parrêsia donne ainsi à Foucault les outils pour repenser la question de l’héritage critique des Lumières. (2) Les contemporains de Rousseau le comparent à Diogène (aussi bien ses détracteurs – il est un « singe de Diogène » pour Voltaire – que ses admirateurs – Kant y voit un « subtile Diogène »). D’après ses détracteurs, Rousseau aurait en commun avec Diogène de refuser les formes conventionnelles de la vie sociale par l’affirmation d’un retour à une vie conforme à la nature, et d’incarner le scandale qui associe la critique des normes à une vie scandaleuse au sens où elle n’est pas directement intégrable aux formes acceptées de la discussion et de l’échange intellectuel.

Ces éléments fournissent le cadre dans lequel penser comment la notion de parrêsia cynique est réactivée par Rousseau, expliquer les formes que prennent les querelles au cours de sa carrière et les paradoxes de son rapport à la vérité et au principe même d’un rapport public à la vérité.

La querelle entre Rousseau et Hume

En 1765, Rousseau est dans une situation difficile et cherche des points d’appui alors qu’il est interdit de séjour en France et proscrit à Genève. Il bénéficie encore de la protection du clan du prince de Conti qui convainc Hume de lui trouver un asile en Angleterre. Les deux philosophes arrivent en Angleterre début 1766, mais leur relation se dégrade rapidement : leur rupture est violente lorsque Rousseau finit par décliner la proposition faite par Hume de lui obtenir une pension du roi d’Angleterre. Dès l’été 1766, une querelle s’enclenche entre les deux hommes, qui circule très vite entre l’Angleterre et Paris (via la correspondance de Hume) puis devient publique quand les journaux s’en font l’écho. Hume et les siens (notamment le baron d’Holbach) font tout pour circonscrire la querelle dans un espace de sociabilité mondaine parisienne, mais l’écho public finit par obliger Hume à publier un exposé de la querelle qui enclenche, à l’automne 1766, un nouveau cycle de controverses. Ce qui était au départ une brouille entre deux individus (une querelle privée) devient ainsi une affaire publique.

Cette dispute révèle l’opposition entre deux espaces de déploiement de la querelle, un espace mondain (salons parisiens et réseaux littéraires et intellectuels) et l’espace public de la publication et de la presse. Hume et ses amis auraient souhaité maintenir la querelle dans l’espace mondain où est en jeu la gestion des réputations (sur le mode de l’interconnaissance, du contrôle des réputations, de la circulation orale et des correspondances). Sur ce terrain, leur victoire est complète. Quand la querelle devient publique, en revanche, les prises de position sont souvent très favorables à Rousseau.

Cette querelle marque un tournant emblématique dans la vie de Rousseau, d’une recherche active de la controverse, et même de la querelle publique, vers un refus même de dialoguer avec ses adversaires, qui se fonde sur trois éléments. (1) Le point d’origine de la querelle est le refus d’une pension (le cas s’était déjà présenté après le succès du Devin de village), ce qui permet à Rousseau d’affirmer l’adéquation entre sa vie et ses principes (refus de la protection royale) mais qui est incompréhensible, et ressenti comme scandaleux, pour ceux qui s’inscrivent dans l’espace social et culturel de la mondanité parisienne. (2) Rousseau refuse de jouer le jeu des réputations et de répondre aux lettres de ses amis qui souhaitent le défendre dans les salons : il dissocie ainsi sa réputation (qu’il situe du côté des « petits bavardages ») et son honneur. (3) Rousseau manifeste ainsi sa volonté de dire son intime conviction, ce qu’il considère comme la vérité, au péril de ses relations sociales. Il le fait avec une forme de violence, ressentie comme de l’agressivité, et que l’on peut lire sur le modèle de la parrêsia.

Deux principaux éléments rattachent Rousseau à la tradition de la parrêsia cynique et donnent à sa critique sociale et politique sa forme particulièrement radicale. (1) C’est d’abord l’affirmation d’une vie en conformité avec ses principes, ce qui le conduit à rompre avec les habitudes sociales et mondaines des écrivains parisiens et avec la dépendance envers les élites. La philosophie est pour lui moins une question de doctrine que d’éthique et de vie bonne qui fonde la crédibilité et l’authenticité du discours philosophique et de la critique sociale (d’où l’importance de la mise en scène autobiographique comme condition à la crédibilité de son discours philosophique). Ce rapport est perçu comme intransigeance, il produit de la querelle et transforme ces querelles en scandale. (2) C’est aussi la volonté de se mettre en danger en revendiquant la responsabilité, y compris pénale, de ses discours. À une époque où l’anonymat et le pseudonymat sont largement pratiqués comme stratégie de prudence et de dissimulation, Rousseau ne cesse de mettre son nom en avant, de signer et de se nommer, ce qui relève à la fois d’une revendication d’auctorialité et d’une stratégie publicitaire. Cette fierté revendiquée à répéter le nom rompt avec les codes de la bienséance littéraire et affirme l’écriture comme vocation et comme mission. Cette revendication d’auctorialité et cette mise en danger sont au cœur de la relation entre Rousseau et les autorités. Pour Voltaire, ce qui est proprement scandaleux ce n’est pas le contenu de L’Émile mais le fait même que la publication soit faite sous le nom de Rousseau. Cette revendication de responsabilité pénale de l’auteur face à la vérité de son discours s’inscrit dans le cadre d’une logique de la parrêsia.

Les contradictions de la réactivation de la parrêsia chez Rousseau

La parrêsia permet de comprendre de nombreuses contradictions du rapport de Rousseau à la querelle. Il faut toutefois relever ce qui, chez lui, échappe à la tradition de la parrêsia. (1) Malgré ses dénégations, Rousseau reste extrêmement sensible à la question de l’honneur et à la reconnaissance par les autres, ce qui l’éloigne d’une posture cynique du désintéressement à l’égard du regard des autres (cf. le travail de B. Carnevali) (2) Le modèle de la parrêsia ne peut pas fonctionner au XVIIIe siècle comme dans la cité antique. Dans le cas de Rousseau, la mise en scène publique de son authenticité et de sa vie philosophique devient un spectacle recherché par ceux-là mêmes dont elle doit dénoncer le mode de vie, et notamment par les élites mondaines qui, jusqu’à la fin, recherchent Rousseau et l’admirent. Si bien qu’un double danger pèse alors sur la parrêsia : la vie privée de l’individu risque de devenir elle-même un spectacle public, et l’authenticité même de la rupture avec les codes sociaux peut toujours être mise en doute parce qu’elle ne se traduit pas par une marginalité de Rousseau, mais par son succès dans l’espace public, ce qui le conduit à surjouer une marginalité qui est en partie fantasmée (d’où une course à la radicalité dans la querelle). Il n’y aurait plus de Diogène, mais un imitateur de Diogène, selon ses détracteurs.

Ces contradictions s’expliquent par une double différence entre le régime moderne de la philosophie et le contexte antique. (1) Le caractère subversif du mode de vie cynique était d’être en rupture profonde avec la conception de la cité antique qui avait tout un arrière-plan cosmologique. Or au XVIIIe siècle, Rousseau prend le risque de n’être plus qu’un choix de vie original qui suscite la curiosité avec un risque de théâtralité. (2) La parole de Rousseau n’est plus immédiate comme celle de Diogène mais se déploie dans un espace de média(tisa)tion. Rousseau devient une figure dans un espace public qui est celui des circulations médiatisées. Le discours de vérité qu’il veut tenir est pris dans des logiques qui sont celles de la publication et de la publicité.

Quelques conséquences

Cette hypothèse qui consiste à relire la dynamique des querelles de Rousseau à travers le prisme de la parrêsia et de sa réactivation permet de comprendre la radicalité et la virulence des querelles rousseauistes qui associent toujours une dimension intellectuelle, esthétique et personnelle. C’est pourquoi il est difficile de circonscrire les querelles dans lesquelles Rousseau s’engage, toujours inscrites dans une ligne de fuite radicale qui n’est pas doctrinale mais liée à l’affirmation de ce rapport éthique à la vérité.

Elle permet encore de découvrir que la critique sociale fondée sur un rapport éthique à la vérité entretient un rapport très ambivalent avec le principe de publicité au cœur des Lumières – publicité comme réalité d’une nouvelle pratique sociale (liée au développement de la presse et à l’essor de la culture visuelle des portraits) et comme principe normatif incarné par la notion d’opinion publique. Cette nouvelle pratique et ce nouveau principe sont à la fois une ressource pour la parrêsia rousseauiste et un nouvel obstacle puisqu’ils en minent de l’intérieur le principe même et menacent en permanence le philosophe qui s’en réclame du soupçon d’inauthenticité, voire d’exhibitionnisme moral.

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(1) Voir à ce sujet : Lilti (Antoine), « De la dispute à l’affaire, la querelle entre David Hume et Jean-Jacques Rousseau (1766) », dans Luc Boltanski et al. (dir), Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007, p. 177-196.

(2) Cours prononcés en 1982-1984, publiés dans Le Gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard, Seuil, 2008 et Le courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres II, Gallimard, Seuil, 2009.