Rousseau et les querelles de son temps

Intervenant: Nathalie Ferrand , Colas Duflo , Alain Viala

(Compte-rendu rédigé par Jeanne-Marie Hostiou.)

La journée d’étude sur « Rousseau et les querelles de son temps », organisée par Nathalie Ferrand et Nicholas Cronk, s’est tenue à la Maison Française d’Oxford et à la Voltaire Foundation, grâce au support financier de ces deux institutions ainsi que du programme AGON de l’Agence Nationale de la Recherche.

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La journée est introduite, la veille, par Ourida Mostefai lors d’une « Besterman lecture » inaugurale intitulée « Disputes, conflits, querelles : Jean-Jacques Rousseau et les différends des Lumières ».

Ourida Mostefai commence par signaler qu’on a trop longtemps sous-estimé le goût des Lumières pour la polémique. Des travaux récents sont pourtant venus corriger cette image trop irénique des Lumières comme période d’harmonie vers l’ascension inévitable d’une opinion publique éclairée. S’intéresser aux querelles des Lumières permet de rappeler que la polémique est une règle, et non une exception, dans la res publica literaria, de souligner qu’il n’y a pas d’universalisme des Lumières, et de mieux comprendre leur vraie diversité. Jean-Jacques Rousseau constitue en cela une figure exemplaire des Lumières. C’est autour de lui que vont se concentrer les inquiétudes et les interrogations dans le domaine de l’esthétique, de la politique et de la religion. Les disputes auxquelles Rousseau est associé sont trop souvent mises sur le compte de sa paranoia : il faut dépasser cette interprétation psychologisante et réductrice pour révéler les enjeux politiques et idéologiques des polémiques où il est impliqué.

Au cours de sa présentation, Ourida Mostefai s’appuie sur les trois modes d’argumentation polémique tels qu’ils sont distingués par Kant : (1) la dispute (qui repose sur une connaissance objective et vise la preuve rationnelle et la vérité) ; (2) le conflit (forme légitime du combat scientifique, mais qui est lié à la croyance et à la persuasion) ; (3) la querelle (qui relève de l’opinion et du domaine public, et est exclue du domaine de la philosophie). Elle propose de mettre ce modèle à l’épreuve de trois épisodes polémiques dans la vie de Jean-Jacques Rousseau : (1) le conflit du Discours sur les sciences et les arts ; (2) la dispute sur La Lettre à d’Alembert ; (3) la querelle à l’occasion de l’affaire Hume Rousseau.

Le « cas » Rousseau, singulier et exemplaire, résulte de la superposition de trois images : celle de l’homme de lettres (correspondant à un « réel » qui relève de l’archive), celle de l’auteur (construite par Rousseau dans ses textes et paratextes), et celle de l’écrivain (qui est disséminée dans le public et relève de l’imaginaire). Les polémiques autour de Rousseau s’expliquent notamment par la façon dont ces trois figures, à saisir simultanément, se superposent et se renforcent tour à tour dans la construction par Rousseau de son ethos. La réception des œuvres de Rousseau ne peut être dissociée des scénographiques auctoriales qui lui sont associées. C’est par la polémique que Rousseau construit sa réputation dans le monde des lettres, développe ses idées et fonde une autorité et une singularité qui feront de lui un auteur majeur. Les effets de cette posture sont paradoxaux : l’éloquence de Rousseau lui vaut d’être accusé de mauvaise foi. Alors qu’il se réclame de la vérité, il est soupçonné de soutenir des thèses contraires à sa pratique : c’est cela le « scandale » de Jean-Jacques Rousseau. La querelle qui l’oppose à Hume, notamment, brouille définitivement les catégories proposées par Kant : il s’agit à la fois d’une dispute philosophique, d’un conflit et d’une querelle privée.

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Dans sa communication consacrée à « Rousseau, Voltaire et la querelle du livre », Yannick Séïté (Université Paris VII) évoque la puissance polémique du premier discours de Rousseau, lorsqu’il dénonce l’imprimerie, à l’heure du projet encyclopédique. Dans la pensée des Lumières, le livre se confond avec la pensée. Depuis le début du siècle circule le topos selon lequel l’impression a pour vocation d’immortaliser les grands hommes. Rousseau prend cette idée à rebours. La puissance polémique pose alors la question de la sincérité de Rousseau, soupçonné de chercher un succès de scandale et de n’être animé que par la seule soif de se distinguer.

Les deux communications suivantes se concentrent sur la Lettre à d’Alembert. La communication de Nathalie Ferrand (ITEM, CNRS-ENS), « Querelles entre soi : Rousseau en marge de Rousseau (à propos de la Lettres à D’Alembert) » adopte une approche de critique génétique et s’appuie sur les corrections manuscrites (inédites à la mort de l’auteur) que Rousseau apporte à sa Lettre en vue d’une réédition, lesquelles sont tirées d’un exemplaire conservé à Oxford et récemment découvert par N. Ferrand. Cette étude montre en quoi ces annotations marginales constituent un espace agonistique où l’auteur est en lutte face à lui-même pour remanier son texte, et où il poursuit et déplace la polémique. Dans ses notes de bas de page, il ajoute quelques références littéraires (notamment à Pamela de Richardson ou au Marchand de Londres de Lillo), et instaure ainsi un dialogue ambigu, voire retors, avec Diderot. Cet exemplaire retouché nous fait découvrir une œuvre vivante et en mouvement où Rousseau infléchit son propos, allant même jusqu’à se désavouer, et prolonge un dialogue avec lui-même, son œuvre et ses lecteurs.

Mladen Kozul (Université du Montana) expose ensuite, au cours d’une présentation intitulée « La Lettre à d’Alembert et la critique augustinienne du théâtre », les ambiguïtés de la sécularisation opérée par Rousseau dans sa critique du théâtre. La critique augustinienne du théâtre constitue un fondement théorique indispensable pour comprendre la Lettre et sa condamnation de la puissance contagieuse de la mimesis. Rousseau se démarque toutefois de la tradition anti-mimétique de Saint-Augustin en injectant une dimension sociale et politique à son analyse. La « citoyenneté » devient alors le nouveau moyen d’articuler la critique contre le théâtre. C’est parce que la société est corrompue par la politique (et non par le péché comme chez Augustin) que le théâtre est dénoncé.

Autour d’un apéritif, Nicholas Cronk (Université d’Oxford, Voltaire Foundation) présente un portrait de Rousseau prêté à la Voltaire Foundation et appartenant à une collection privée (« Faire le portrait de Rousseau en Angleterre »). On ignore presque tout de ce tableau, considéré par les historiens de l’art comme appartenant à l’école anglaise. Nicholas Cronk se prête à un jeu de piste, ludique et érudit, pour formuler quelques hypothèses sur son histoire (son peintre, et ses connexions avec la société savante et influente de la « lunar society »).

Dans son intervention consacrée à « Rousseau dans la querelle du matérialisme », Colas Duflo (Université d’Amiens) explore la façon dont l’auteur s’insère dans la polémique, avec sa Profession de foi du vicaire savoyard. Sa position n’est pas simple : Rousseau y défend l’existence d’une âme immatérielle, mais toute la philosophie de la connaissance qu’il développe dans l’Émile s’inscrit à bien des égards dans le sillage du sensualisme de Locke. Colas Duflo met en lumière la stratégie polémique de Rousseau, qui dénonce ses adversaires, invalide leur thèse et propose un contre-argumentaire, fondé sur les principes de la « bonne foi » et du « sentiment d’évidence » qui sont prêtés au vicaire, énonciateur du texte. Rousseau apparaît en cela comme un querelleur à la fois redoutable et « irritant » : tout en s’insérant dans un débat philosophique, il adopte une démarche anti-philosophique en fondant son argumentaire sur un principe supérieur à la raison. Il se dérobe ainsi à la réplique et bafoue ainsi les règles de toute bonne querelle académique.

Anne-Marie Mercier-Faivre (Université Lyon I) s’intéresse également à la spécificité de la démarche de Rousseau, au sujet de « la stratégie polémique des Lettres de la Montagne ». Elle s’attache plus particulièrement aux effets de polyphonie orchestrés par ces lettres, à la fois dans le combat de Rousseau, le ton qu’il adopte et la série de textes où il inscrit son propos. Dans ce texte, Jean-Jacques dit refuser la polémique et la satire et se montre en homme tendre et innocent qui s’en remet à son lecteur. Simultanément, il répond à ses contradicteurs et soumet leurs propos à un processus d’élucidation qui relève du judiciaire. Sa démarche renvoie à la question de l’intention de l’auteur et à la construction d’un ethos bien plus qu’à une simple posture argumentative. Il explique avoir été mal compris et voudrait le prouver par ses actes, mais refuse simultanément de donner des preuves. Cette posture de renoncement est assez caractéristique de Rousseau, qui apparaît dès lors en figure christique. Au-delà de la contingence de la polémique, on entrevoit la possibilité d’une rédemption par l’écrit – horizon lointain doublé d’une tentation du silence et du renoncement.

Après une présentation par Glenn Roe (OERC, University of Oxford) de « la correspondance de J.-J. Rousseau dans Electronic Enlightenment » et de la façon dont la banque de données permet d’appréhender les querelles impliquant Rousseau, Rudy Le Menthéour (Bryn Mawr College) revient sur la façon dont Rousseau use de la preuve éthique dans les controverses médicales (« De l’intrusion polémique : Rousseau et les querelles médicales de son temps »). La posture de Rousseau consiste fréquemment, même dans ses textes les plus polémiques, à dénier toute intention polémique, se situant de loin et en surplomb, comme à l’écart du champ de bataille, et se présentant comme un ami de la vérité contre les philosophes qui seraient des sophistes, et comme un intrus au milieu des Lumières. Le champ médical apparaît comme un cas limite de cette posture. Rousseau adopte un propos apparemment anti-médical, mais prend parti dans des disputes médicales, tout en se plaçant en retrait de la polémique et en refusant toute réponse des médecins. On peut qualifier cette attitude d’ « intrusion polémique », qui renvoie à une double stratégie : le déni de la polémique d’une part, le déplacement ou transposition des enjeux du débat d’autre part (son débat sur la médecine se déplace en un combat contre les philosophes). Il se forge un ethos de l’intrus, ce qui le met à l’abri de toute répartie. C’est depuis sa situation d’exil qu’il adopte cette stratégie rhétorique, ce qui est aussi une façon habile de tirer parti rhétoriquement de sa situation personnelle : sa stratégie rhétorique engage en permanence l’ethos de l’auteur.

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Au terme de la journée, Alain Viala (Université d’Oxford) propose quelques mots de conclusion, du point de vue du projet AGON, financé par l’ANR, qui travaille sur « La dispute : cas, querelles, controverses et création dans la première modernité, en France et en Grande-Bretagne ».

Le cas de Rousseau, qui passe avant tout par des enjeux d’images, de figures et de postures, à une période où tout le monde querelle sans cesse, est particulièrement révélateur de questions qui se posent par ailleurs pour toute querelle : la question des supports (le livre, l’imprimé, les lettres) ; celle de la temporalité (quand le livre polémique est publié, est-ce que la querelle n’est pas déjà, en quelque sorte, réglée ?) ; celle des modalités rhétoriques et polyphoniques ; celle des sujets (Rousseau se querelle sur tout – le livre, le théâtre, la médecine…) ; celle, enfin, de la localisation (les querelles mettent toujours en crise les terrains de définition des espaces, et Rousseau ne cesse de faire bouger ces limites). Au sujet de Rousseau, se pose aussi la question du polémiste-né : qu’est-ce qui fait que des gens querellent plus que d’autres ?  

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Événément

Rousseau et les querelles de son temps

Date

8 Juin 2012

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