Dispute, querelle, interpellation

  1. Du différend à la querelle

 Dans son exposé, Jean-Jacques Lecercle propose un parcours interprétatif qui le mène de la dispute à une théorie de l’interpellation. Son point de départ est donné par le texte de Lyotard, Le Différend. Il continue ensuite en articulant dispute et querelle comme processus de subjectivation, la dispute étant dépourvue du sème de la violence qui caractérise la querelle : c’est aussi la différence entre disputatio et querella (celle-ci revendiquant un point de vue à faire triompher). Si la querelle présente un aspect agonistique claire, peut-on cependant proposer de la dispute qu’elle constitue un pôle irénique ? La dispute indiquerait plutôt la liberté du locuteur dans le cadre d’une conception irénique du langage. Ce qui implique alors de penser la querelle dans une conception irénique du langage. 

  1. Diputatio et irene

 La dispute est une possibilité qui émerge du jeu de la langue : cette conception découle du chapitre 3 de la Linguistique générale de Saussure et que l’on retrouve dans les stratégies d’indirection de Grice qui enferment le dissensus dans des limites définies. Mais ces stratégies ne permettent pas de penser réellement la dispute. C’est avec la pragmatique généralisée de Habermas que cette possibilité émerge. Pour Habermas, toute activité humaine en société est une activité de communication (intercompréhension). L’agir fondamental est fondé sur la négociation consensuelle de prétensions à la vérité. Toute discussion a lieu sur un arrière-plan de connaissances qui forment un monde vécu. Ainsi la dispute est incluse dans une structure, conjurée par le « monde vécu » et querelle appartient au mode de l’incompréhension. Pour Habermas, les prétentions universelles à la validité sont au nombre de 4 ; si elles ne sont pas respectées, on se trouve dans une situation gricéenne de calcul d’implicature. On peut alors en tirer plusieurs conclusions :

  • le langage fonctionne à l’intercompréhension et au consensus
  • le consensus est fondé sur quatre prétentions à la validité
  • il y a une négociation netre les interlocuteurs
  • la négociation sur le contenu des prétentions à la validité ouvre la possibilité d’un dissensus.
  • La liberté du locuteur est essentielle et s’exprime avec la langue, avec l’expression directe, avec la situation pragmatique
  • Le dissensus externe introduit l’idée de querelle comme événement, jeu contre la langue, etc.

 

  1. Etude de cas

 A partir du dialogue entre Alice et the Unicorn, Jean-Jacques Lecercle montre comment le dissensus se mue en consensus. La dispute est résolue par la constitution d’un monde vécu commun : « Is that a bargain ? » dit the Unicorn, à quoi Alice répond : « Yes, if you like ». La conversation entre Tweedledum-Tweedeldee et Alice présente une querelle au sens banal du terme. C’est le passage de la parole au hurlement. Il n’y a pas de discussion possible. Ce qui commence comme une querelle se finit cependant par une dispute, dans le respect du monde des conventions (« of course you agree to have a battle ? ») qui est donné par la comptine. L’exemple du procès introduit le dissensus dans les limites d’un monde vécu partagé. L’argument d’autorité est invoqué, et les protagonistes partagent des façons de faire. La querelle apparaît lorsque la positiotn de la Reine intervient (« if something wasn’t done about it in less than no time, she’d have everybody exectued, all around »). Et c’est enfin avec le procès du valet de cœur que la querelle se matérialise. On tire donc de ces cas deux interprétations différentes des querelles : l’échec de la dispute (l’agir stratégique l’emporte) ou la vérité de la dispute. L’agôn dit la vérité de l’irénè. 

  1. Penser la querelle

 Jean-Jacques Lecercle avait proposé dans The Violence of Language un principe de lutte. Il revient sur cette analyse en suggérant que le renversement proposé en change pas les équilibres et ne permet pas de penser la querelle ou la dispute. 

  1. Penser la querelle : une autre philosophie du langage

 Les théories de l’origine du langage sont soit individualistes, soit collectivistes, mais aucune n’est fondée sur l’agôn. Le marxisme cependant contraste une éternité anthropologique et l’histoire avec ses luttes. La question se pose alors de savoir comment passer à une philosophie du langage qui permette de penser la querelle. 

  1. L’interpellation

 Revenant à Althusser, et à sa réflexion sur l’idéologie, on peut distinguer deux versions : la première, scientiste, s’oppose à l’erreur ; la seconde, spinoziste, est le biais par lequel les hommes prennent imaginairement conscience de leur condition. L’AIE althussérien constitue, par l’interpellation, le sujet, qui intervient en fin de chaîne. Jean-Jacques Lecercle propose d’ajouter un acte de langage avant le dernier point. La scène de l’interpellation est une scène langagière (la scène policière, dans sa version minimaliste : « eh, vous, là-bas ! »). L’AIE est un impératif dissimulé. Cf. Your country needs you. L’interpellation a lieu par la répétition de « you ». Le focus porte sur la détermination, et la force illocutoire est renforcée par l’image. La subjectivation par l’interpellation supprime alors la dimension irénique comme fondement du langage. La langue parle au travers de moi. L’interpellation est toujours déjà là. Ainsi peut se développer un jeu entre de multiples interpellations (voir Judith Butler, « contre-interpellation »). C’est la querelle, et non la dispute qui est ici au fondement de l’analyse, le dissensus est consitutif. La querelle est la mise en acte de l’interpellation et de la contre-interpellation. On voit alors comment Althusser permet à la foids d’échapper à la théorie du sujet tout en soulignant la nécessité de le faire émerger. Jean-Jacques Lecercle propose alors six thèses : Thèse 1 : la subjectivité est un effet d’interpellationThèse 2 : l’interpellation est a) mutliple et b) inachevée et continue.Thèse 3 : il n’y a pas d’interpellation qui ne suscite une contre-interpellation.Thèse 4 : interpellation et contre-interpellation sont inscrites dans la langue sous la forme d’une linguistique de l’interpellation (impératif, déictiques, etc.)Thèse 5 : la querelle est la mise en acte de la ldialectique de l’interpellation et de la contre-interpellation.Thèse 6 : la querelle est inscrite dans la langue aux deux niveaux de la pragmatique et de la grammaire. C’est donc une caractéristique constitutive du langage humain. La querelle commence donc par une contre-interpellation. La dispute est un dissensus raisonnable. La querelle est la marque de la liberté dans un cadre. Jean-Jacques Lecercle termine par la traduction du Jabberwocky par Artaud, comme exemple de contre-interpellation ratée.

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Dispute, querelle, interpellation

Date

2 Décembre 2014