Giordano Bruno - la perfidie du dialogue comme outil privilégié d'un querelleur

Intervenante: Gisèle Venet (EPISTEME-Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle)

Gisèle Venet propose une analyse de Giordano Bruno et de la fonction du dialogue dans son œuvre. Dans le premier dialogue de L’Infini, l’univers et les mondes, Bruno met en place une querelle pouvant se perpétuer à l’infini par le jeu des reprises de dialogue (Elpino est un questionneur infatigable). La question posée – à quoi servent les sens ? – amène la réponse selon laquelle ils servent, en partie, de témoin : ainsi se dessine un lien intime et distant entre les sens et l’intelligence (cf. Montaigne: “si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents de la loy humaine et generale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels”). Il y a donc une querelle frontale, que dessinent les trois premiers dialogues publiés à Londres en 1584, au sujet du cosmos aristotélicien. Les circonstances historiques de cette publication renvoient à la communication de Bruno sur la pluralité des mondes à Oxford. Après le passage de Bruno, on réinstaure, par décret, l’obligation de parler d’Aristote. Bruno adopte le ton du parfait querelleur dans le premier dialogue, Le Banquet des cendres, que l’on peut comprendre comme un pamphlet qui adopte le dialogue pour instrument.

Dans le troisième dialogue de L’infini, l’univers et les mondes, les rôles sont répartis dans le propos liminaire : le dialogue avec un aristotélicien permet à Bruno d’instaurer les condition idéales de la conversion de son interlocuteur. Teofilo présente la thèse de Copernic du mouvement de la Terre autour du soleil, qui n’est pas fixe, et Bruno rajoute que le soleil tourne lui aussi. Elpino est la victime consentante idéale : convaincu, il convertit les nouveaux arrivants aristotéliciens (c’est lui qui reçoit Albertino dans le dialogue 5).

Le dialogue 5 se présente comme une disputatio aristotélicienne, une querelle guerrière. La primauté est accordée à celui qui n’a pas encore lu les livres (posture héritée de Nicolas de Cues), “un homme sans savoir”. Il y a là, en quelque sorte, une disputatio sans dispute. C’est “celui que les Académies haïssent” car son mouvement est davantage d’apprendre que d’enseigner. Bruno montre la captation du raisonnement sophiste des nouveaux aristotéliciens qui s’appuient sur le De Coelo. Puis Bruno, par l’intermédiaire d’Elpino, réfute cette position.

Bruno répond à l’incivilité du monde par une parfaite civilité. La querelle n’a jamais été aussi ardue que lorsque la douceur du dialogue est présente. Les modalités de la querelle tournent autour de la négation du fait que le globe terrestre serait au centre de l’univers (tout provient de la méthode mise en œuvre). Il s’agit donc de l’histoire d’une soumission et d’une conversion. La querelle, qui commençait comme un affrontement, révèle une pédagogie du doute provoquant le deuil des idées reçues et aboutissant à l’envol de la pensée libre (cf. métaphore du papillon, etc.). Bruno dessine ainsi une cosmologie des mondes multiples, d’une pensée libre (après l’enfermement dans le cosmos platonicien). On atteint à l’unité du multiple par la pensée du paradoxe.

Après le vis-à-vis des querelles qui ne devaient jamais coïncider, on peut s’interroger sur la coïncidence en fin du dialogue trois. En effet, la différence est nette avec le premier dialogue. Celui-ci représentait les docteurs d’Oxford sous les traits de bouviers, maniant l’invective à tout moment. Copernic y était utilisé contre ceux qui ne savent pas penser. Il s’agissait d’un véritable dialogue de la violence. En réalité, en mettant en vis-à-vis les deux dialogues (1 et 3) on voit que la force de l’invective du premier dialogue doit être lue à plusieurs degrés. Dans le dialogue 3, le querelleur mènerait une querelle idéale, sans déchirements, avec un discours qui convainc. C’est aussi le moment où le dialogue est le plus perfide.

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Date

7 November 2014